Cette conférence, donnée par Marta Caraion, Maître d’Enseignement et de recherche à la section de Français de l’Université de Lausanne, permet de poursuivre la réflexion sur les Expositions Universelles, vecteur important de la mondialisation culturelle au XIXe siècle (voir séance 6). Marta Caraion s’intéresse en effet à la première Exposition Universelle organisée à Paris en 1855 par le biais de l’histoire littéraire: Comment les artistes (peintres et écrivains) réagissent à l’Exposition Universelle de 1855 ? Pourquoi réagissent-ils ? L’Exposition Universelle provoque-t-elle une modification de la manière de penser l’art et la littérature ? Cet exposé permet ainsi d’éclairer les débats nés autour de cet événement et portant sur la question controversée de la modernité et de comprendre pour quelles raisons et de quelle manière la littérature doit, au milieu du siècle, se positionner face aux progrès des sciences et de l’industrie (voir Marta Caraion, «Les philosophes de la vapeur et des allumettes chimiques». Littérature, sciences et industrie en 1855, autour des Chants modernes de Maxime du Camp, Genève, Droz, 2008).
Après Londres en 1851, Paris accueille quatre ans plus tard la deuxième Exposition Universelle. Cette dernière se caractérise par sa foi absolue dans le progrès. Cette foire à la gloire des sciences et de l’industrie vise, en particulier, à créer une concurrence entre les peuples, perçue comme une saine émulation susceptible, à terme, de se substituer aux conflits armés. Parmi les organisateurs de cette Exposition (et de celles qui seront par la suite organisées à Paris en 1867, 1878, 1889 et 1900), on trouve en effet de nombreux disciples de Saint Simon qui tentent de mettre en pratique leur philosophie de démocratie industrielle (voir à cet égard la séance 6 et le rôle de Frédéric La Play dans l’Exposition Universelle parisienne de 1867). Cette philosophie du rôle pacificateur de l’industrie et cette foi dans le progrès seront relayées par certains écrivains qui se feront les chantres enthousiastes de l’Exposition. Mais tous les artistes ne partagent pas cet engouement. La foire parisienne va en effet susciter d’intenses polémiques au sein du champ littéraire français. Marta Caraion distingue deux camps : les « actifs », adeptes d’un art qui deviendrait une sorte de porte-parole universel du progrès et partisans d’une littérature vulgarisatrice des sciences et de l’industrie et les « réactifs », qui prônent au contraire la singularité et l’indépendance absolue de l’artiste, ainsi que la séparation du domaine matériel et spirituel. Maxime Du Camp représente la figure emblématique des « actifs », tandis que Baudelaire, Leconte de Lisle, Sainte-Beuve ou encore Ernest Renan sont les personnalités les plus connues parmi les « réactifs ».
L’architecture, la mise en scène de l’Exposition Universelle de 1855 a cristallisé (et permet de comprendre) ces débats. Cette dernière a été conçue autour de sept groupes : sept sont consacrés à la mise en valeur des produits et des moyens de production de l’industrie, le huitième et dernier étant destiné aux beaux-arts. Le défilé des machines constitue le clou de l’Exposition. Dans la Halle (ou annexe) des machines, les spectatrices et spectateurs se pressent pour admirer les nouveautés technologiques. Le dispositif de présentation des machines a en effet de quoi susciter l’admiration : une immense halle, longue et étroite, fait courir un tuyau qui distribue la vapeur à d’innombrables machines situées de part et d’autre sur toute la longueur. Lorsqu’on enclenche la machinerie, tous les appareils se mettent en branle. Le caractère spectaculaire de la mise en scène est amplifié par le passage magique de l’inanimé à l’animé, commenté par tous les chroniqueurs de l’époque. Ainsi, lit-on sous la plume de Gustave Claudin:
«On écrirait plusieurs volumes sans épuiser l’extase et l’étonnement que cause à l’esprit un examen attentif des machines apportées à l’exposition. Ce qui augmente encore la surprise, c’est la façon habile avec laquelle elles ont été présentées à la curiosité des visiteurs. Il importe à cet égard d’entrer dans quelques explications.
Toutes les machines sont rangées et alignées les unes à côté des autres, et comme elles se meuvent presque toutes au moyen de la vapeur, on a imaginé de faire passer dans toute la longueur de la galerie, un tuyau de vapeur auquel chaque machine vient emprunter la force dont elle a besoin. Cette disposition fait surgir dans l’esprit une foule d’images qui le bouleversent, et, par une bizarrerie inexplicable, elle vient donner une vraisemblance presque absolue à divers systèmes philosophiques repoussés sans examen.
On se rappelle que des rêveurs qui ont prétendu que, dans quelque coin du ciel ou de la terre, se trouvait caché une sorte de grand réceptacle des âmes, et que c’était à lui que les corps allaient emprunter celle qu’il leur fallait. Eh bien ! allez dans cette galerie, et observez à l’aide de quel procédé ces machines immobiles et mortes parviennent à se mouvoir et à ressusciter, et vous aurez une démonstration complète du système philosophique dont nous parlions tout à l’heure.
Cette vapeur, empruntée au réceptacle commun qui la contient, ce sera, si vous voulez, le sang ou l’âme introduits par transfusion dans la machine qu’on désire animer. Puis, selon votre caprice, en cessant d’emprunter cette âme ou ce sang, vous verrez cette machine s’arrêter, agoniser et rentrer dans une immobilité ressemblant à la mort.
Ces expériences de résurrection répétées sur ces nombreuses machines qu’on peut, avec un peu de complaisance, prendre pour les individus de ce monde de fer créé par le génie de l’homme, ne donnent-elles pas en très petit, il est vrai, le spectacle de ce va-et-vient continuel de création et de destruction, de conception et d’anéantissement qui s’opère dans la somme de vie qu’il a plu à Dieu, pour nous servir de l’expression de M. Flourens, de semer sur le globe terrestre ? Nous offrons cette comparaison aux poètes qui cherchent des sujets nouveaux, et nous leur affirmons que si leurs muses daignent bien les inspirer, ils peuvent là-dessus composer un poème palpitant comme l’Enfer de Dante.» (Gustave Claudin, L’Exposition à vol d’oiseau, Paris, chez les Principaux Libraires, 1855)
L’exposition des beaux-arts a, quant à elle, la forme d’une rétrospective. On y montre des peintres consacrés (Delacroix et Ingres en particulier) et on délaisse les artistes novateurs : Gustave Courbet n’est ainsi pas reçu à la foire parisienne et doit organiser sa propre exposition, « Le réalisme », vis-à-vis de l’exposition officielle, comme un acte de fronde et d’affirmation d’un courant nouveau. Résultat : il semble que l’exposition officielle des beaux-arts accueille un public relativement restreint et ne parvienne pas à susciter un intérêt comparable à celui manifesté par les spectatrices et spectateurs à la halle des machines.
Cet attrait exercé par la machine et le désintérêt manifesté pour les tableaux vont susciter une intense polémique littéraire. Ce constat d’échec pour les arts va engendrer deux réponses très différentes. Les uns (les « réactifs ») prônent le repli sur soi, la réaffirmation de la supériorité de l’esprit et valorisent le passé. Les autres (« les actifs »), fascinés par les machines et le progrès, manifestent leur désir de s’imprégner de l’esprit du temps et soulignent la nécessité, pour les artistes, de se réapproprier des valeurs qui leur sont étrangères. Toutefois, ces polémiques suscitéss par l’Exposition Universelle recoupent d’autres débats propres au champ littéraire. Les écrivains, enthousiasmés par la foire parisienne, militent en effet pour un renouvellement de la littérature, par le truchement d’une collaboration entre l’art, la science et l’industrie. Ils s’inscrivent ainsi en réaction à deux courants littéraires alors influents : le romantisme, considéré comme une littérature individualiste, exacerbant le culte du moi aux dépens des réalités du monde (critiques du romantisme qui avaient déjà été adressées par les saint simoniens dans les années 1830) et l’académisme auquel ils reprochent sa glorification du passé et des sujets classiques. La littérature, telle qu’envisagée par les « actifs », s’apparente à un mode de communication universelle et porteuse d’une syntaxe commune à et compréhensible par le plus grand nombre. En filigrane se dessine un projet d’éducation des masses, de démocratisation et de diffusion internationale des arts. Disdéri, photographe officiel et exclusif de l’Exposition Universelle de 1855 et qui avait fait breveter l’année précédente le portrait carte, portrait photographique de petite dimension (6x8 cm) et tiré à plusieurs exemplaires – première étape de l’industrialisation de la photographique et de sa diffusion massive à de larges couches de la société – personnalise ce projet didactique. Dans son ouvrage Renseignements photographiques indispensables à tous, paru en 1855, il livre un plaidoyer en faveur de la diffusion photographique des savoirs et de la démocratisation des images.
Les poètes (Baudelaire, Leconte de Lisle) s’opposent à cette vision de la littérature, affirmant qu’il n’y pas d’art qu’individuel et solitaire :
«Transportée dans l'ordre de l'imagination, l'idée du progrès (il y a eu des audacieux et des enragés de logiques qui ont tenté de le faire) se dresse avec une absurdité gigantesque, une grotesquerie qui monte jusqu'à l'épouvantable. La thèse n'est plus soutenable. Les faits sont trop palpables, trop connus. Il se raillent du sophisme et l'affrontent avec imperturbabilité. Dans l'ordre politique et artistique, tout révélateur a rarement un précurseur. Toute floraison est spontanée, individuelle. Signorelli était-il vraiment le générateur de Michel-Ange ? Est-ce que Pérugin contenait Raphaël ? L’artiste ne relève que de lui-même. Il ne promet aux siècles à venir que ses propres oeuvres. Il ne cautionne que lui-même. Il meurt sans enfant. Il a été son roi, son prêtre et son Dieu.» (Charles Baudelaire, «Exposition Universelle, 1855, I. Méthode de critique. De l’idée moderne du progrès appliqué aux Beaux-Arts. Déplacement de la vitalité.»)
Les tenants de cette vision de la littérature dénoncent ainsi l’américanisation de l’art, critique aux résonances très contemporaines, à l’instar des frères Goncourt :
«L’Exposition universelle, le dernier coup à ce qui est, l’américanisation de la France, l’industrie primant l’art, la batteuse à vapeur rognant la place du tableau, les pots de chambre à couvert et les statues à l’air – en un mot, la Fédération de la matière.» (Frères Goncourt, Journal, 16 janvier 1867).