La lecture d’un texte programmatique de Bruce Mazlish, intitulé «The New Global History» (2002), a été l’occasion de présenter un panorama des études historiques qui se réclament d’une échelle d’analyse mondiale ou globale (plutôt que nationale).
Mazlish estime qu’une «époque» nouvelle est née, au cours de la seconde moitié du XXe siècle, de la convergence de plusieurs facteurs indépendants : (i) la sortie de l’être humain dans l’espace et la perception lointaine de la terre comme une entité non pas seulement imaginée, mais observable ; (ii) la mise en orbite de satellites qui ont contribué à fournir une connaissance unifiée des moindres recoins de la surface terrestre, et à transmettre des informations sur et jusque dans les confins les plus isolés (géographiquement ou politiquement) ; (iii) la menace nucléaire, dont la puissance de destruction a rendu évidente la précarité physique de la planète ; (iv) les problèmes environnementaux, comme l’amincissement de la couche d’ozone ou le réchauffement climatique, à la faveur desquels une revendication politique globale a émergé ; (v) les entreprises multinationales, dont les implantations ramifiées ont tendu à rapprocher des zones aux logiques, notamment économiques, jusque-là autonomes.
Ces cinq facteurs dessinent un processus de globalisation initié principalement par la société civile (terme que Mazlish reprend à son compte) et le secteur privé. En dépit du caractère programmatique de ce texte, et donc de l’impossibilité où est l’auteur d’évoquer l’ensemble des facettes qui pourraient se révéler pertinentes dans des études de cas, on peut regretter que les politiques étatiques soient absentes de ce tableau des forces sociales de la globalisation,– ou plutôt, que les États-nations soient considérés comme des entités exclusivement passives qui subissent ces processus, sans y prendre part. C’est une vue très schématique de l’imbrication des États dans le déploiement transnational de stratégies ou de dispositifs tant sociaux ou économiques, que culturels. Et il convient de souligner, au contraire, à quel point les diverses politiques de nombreux États, loin de «résister» à une tendance que les gouvernements auraient tenue pour menaçante, ont participé à l’inscription des phénomènes économiques et sociaux dans des logiques supranationales.
Mazlish mentionne accessoirement plusieurs autres facteurs, en plus de ceux qu’il a brièvement développés: (vi) le consumérisme global ; (vii) le passage d’un système politique international à un système politique global ; (viii) la globalisation de la culture (et particulièrement de la musique) ; (ix) la diffusion des droits de l’homme ; «and so forth» (p. 5). On remarquera que la dimension culturelle, qui nous intéresse plus particulièrement, se voit assigner une place très secondaire dans cet inventaire. Preuve supplémentaire, s’il en était besoin, du tropisme institutionnalo-économique de la plupart des études historiques sur la mondialisation.
La convergence de l’ensemble de ces facteurs justifie alors, aux yeux de Mazlish, la délimitation d’une «époque globale» caractérisée avant tout par une modification de la conscience historique de l’humanité: une manière inédite, de la part des êtres humains, de se considérer liés par un même destin sur une planète fragile. D’où la promotion, par l’auteur, de certaines ONG au rang de «conscience du globe» (p. 7), avec ce que cela suppose d’idéalisme bon enfant, à défaut de considérations fondées empiriquement.
Notons que cet usage de la catégorie d’«époque» a le défaut majeur de présenter sous une fausse unité des processus historiques en partie indépendants et parfois opposés. Résumer ces multiples logiques à l'œuvre dans une notion qui les unifie, en présupposant qu'elles convergent en bloc vers une résultante commune, c'est définir l'objet de la Global History avant même d'avoir entamé les enquêtes qui devraient le produire. C'est s'interdire de décrire les modalités éventuellement multiples de la globalisation actuelle, et oublier que tout présent historique, aussi proche de nous soit-il, est toujours tiraillé par des forces aux durées, aux directions et aux intensités variables. C'est s'exposer à hisser le trompe-l'œil de la «période» au rang de causalité des phénomènes étudiés, alors même que cette notion n'est qu'une étiquette destinée à désigner provisoirement l'écheveau qu'il s'agit d'étudier.
Plus encore, l’idéalisme de ce programme de recherches tend à substituer des abstractions (États-nations, ONG, société civile, multinationales) aux groupes sociaux très concrets qui les gouvernent, les fondent et les défendent, ou les implantent dans le monde entier. C’est, après l'absence de l'Etat et la relégation des phénomènes culturels au second plan, le troisième silence tonitruant de Mazlish : où sont les populations ? Non seulement les ingénieurs, les employés des administrations étatiques, les militants, les managers, mais l’ensemble des migrants, dont les déplacements configurent une partie non négligeable des échanges à l’échelle mondiale ?
La nature programmatique du texte de Mazlish lui impose enfin de s’inventer une généalogie intellectuelle à l’appui de son projet. Smith, Marx, Weber, Castells, ainsi que Mc Neill, scandent ainsi une tradition historiographique respectable. Deux silences, là encore, posent cependant problème. Le premier, largement respecté par la majorité des historiens actuels, fait l’impasse sur les apports remarquables des penseurs arabes, indiens, africains ou latino-américains des siècles passés à l’intelligibilité des échanges trans-territoriaux. Le second, plus délibéré de la part de Mazlish, consiste à ne pas parler de certains auteurs contemporains, dont les travaux ont pourtant fait date dans le domaine (comme ceux de Wallerstein,– concédons néanmoins à l’auteur qu’il cite ce dernier – bien que brièvement – dans plusieurs autres de ses articles).
A en croire Mazlish, il y aurait aujourd’hui deux grands courants dans le domaine des «global studies». Un premier paradigme, exemplifié par les travaux de Mc Neill, qui privilégie la très longue durée (de l’ordre du millénaire, voire davantage). Et un second, encore à venir, qui hérite du premier, mais vise à l’infléchir en ne prenant en considération que l’histoire présente (depuis les années 1960, en gros) et en détaillant les critères précis qu’il retiendra dans ses études de cas, pour ne pas tomber dans cet œcuménisme qu’il reproche entre les lignes à son prédécesseur (ce sont les facteurs discutés plus haut). Le premier, que Mazlish qualifie de World ou Global History, préfigure donc la «New Global History» qu’il appelle de ses vœux.
Ce panorama historiographique néglige plusieurs pans significatifs des recherches actuelles. Il ne rend pas justice à des paradigmes importants, dont certains sont encore vivaces, sinon émergents, et donc concurrents du projet de Mazlish. Aussi pourrait-on imaginer une typologie plus différenciée, qui inclurait à la fois les travaux de Wallerstein (dans le sillage de Braudel), et les revues les plus marquantes du domaine. On peut ainsi considérer les travaux de McNeill et de Mazlish comme les deux pôles d’un spectre d’approches, au centre duquel se placeraient la World-System Analysis de la côte est (Braudel Center à Binghampton University, État de New York,– voir liens des Revues, sous : «Review») ou ouest des Etats-Unis (University of California Riverside, voir «Journal of World-Systems Research»), ainsi que la World History de Hawaï (voir «Journal of World History»), et la Global History dont l'un des foyers est la London School of Economics (voir «Journal of Global History»).
Le panorama, toujours schématique, mais un peu plus exhaustif (et plus conforme à la perspective adoptée dans cet enseignement), pourrait dès lors se décliner ainsi : (i) Big History (temporalité du millénaire), (ii) World-Systems History (systématisation des échanges économiques planétaires), (iii) Global History (imbrication des dimensions économiques, politiques, sociales et culturelles dans le cadre d’échanges transationaux appréhendés à l’échelle locale), et (iv) New Global History de Mazlish (et de la revue «New Global Studies» qu’il lancera bientôt).
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