La lecture de trois chapitres tirés de l’ouvrage collectif intitulé Zoos humains, XIXe et XXe siècles (sous la direction de Nicolas Bancel, Pascal Blanchard, et al., Paris, La Découverte, 2002, introduction, ch. 6 et 47) a suscité une vive discussion, nourrie en partie par certaines des déclarations tranchées que l’on trouve parfois sous la plume de l’un ou l’autre des auteurs.
Avant de mentionner quelques-uns des arguments qui ont été échangés, il convient de rappeler l’intérêt que présentent pour nous de telles recherches historiques. La catégorie analytique de «zoos humains» permet à la fois de regrouper et de rendre visibles des événements qui étaient jusque-là abordés en ordre dispersé par les historiens. La dimension comparative de l’ouvrage collectif contribue à cette mise en relief d’un objet qui est à la fois local (lieux spécifiques de chacune des expositions), national (soutiens différenciés des instances étatiques à l’organisation de ces monstrations de «sauvages» ou d’«indigènes») et mondial (contacts entre des populations provenant du monde entier et leurs visiteurs européens). Plus encore, l’étude des interactions multiculturelles (voir séance précédente) se déploie à partir de cas très localisés et précisément datés,– ce qui entrave en partie la surinterprétation de ce qui s’y déroule en des termes trop généraux pour être réellement descriptifs («colonialisme», «impérialisme», «capitalisme», «société du spectacle», etc.).
La forme «zoo humain» (matérielle et symbolique, donc culturelle au sens de la séance 1b) s’inscrit de plusieurs manières dans des processus de globalisation. Elle traverse d’abord l’Atlantique : les «freaks» baladés par Barnum se transforment alors en «sauvages» exhibés par Hagenbeck ou Geoffroy Saint-Hilaire. Elle se répand dans toute l’Europe (et notamment en Suisse). Et elle constitue surtout un lieu d’échanges très concret, et donc très riche, entre des troupes amenées ou venues de toutes les parties du monde – principalement des colonies – et des visiteurs métropolitains, dont la plupart n’avaient jamais voyagé à l’étranger.
Cette forme institue également des normes, qu’exemplifient les partis pris de mise en scène. Montrer ainsi des populations qualifiées de «sauvages» dans des décors présentés comme la réplique de leurs conditions d’existence, et les faire se représenter dans des cérémonies parfois inventées de toutes pièces, c’était familiariser le public avec des formes d’altérité conformes aux préjugés coloniaux ; ou plutôt, c’était, dans une certaine mesure, consolider une certaine image des populations extra-européennes propice à la justification de l’expansion coloniale et de la mission civilisatrice.
Mais les «zoos humains» ne furent pas uniquement des armes de propagande (même si l’ouvrage collectif dirigé par Bancel, Blanchard et al. insiste parfois exagérément sur leur «fonction idéologique»). Ils eurent un succès énorme, qui incita les entrepreneurs privés qui en avaient eu l’initiative à multiplier et à diversifier leurs offres de spectacles pour des raisons commerciales. Ils rencontrèrent également un goût public pour le pittoresque, qui dépassait l’attrait pour la seule altérité «sauvage». On se déplaçait en effet aussi pour admirer les cosaques russes ou découvrir la vie ordinaire des Bretons, dans un désir pour la différence culturelle que la dichotomie colons/colonisés ne permet pas de comprendre pleinement (à moins d’assimiler à son tour l’homogénéisation centralisatrice de la IIIe République à une colonisation des «pays» français, ce qui fragilise la distinction entre colons et colonisés, et affaiblit l’explication des «zoos humains» par l’hypothèse de la propagande coloniale). Un ensemble de logiques différentes, donc, et déchiffrables à travers l’imbrication particulière que leur ont imposé les «zoos humains».
L’ouvrage, enfin, propose une périodisation des «zoos humains» au sens strict : du premier tiers du XIXe siècle aux années 1930. En ce sens-là, il peut être rapporté à certaines phases historiques de la mondialisation économique, et à certaines inflexions des politiques coloniales européennes.
Pour être plus précis sur ce point, il faudrait évoquer la proposition faite par Blanchard d’extrapoler la notion aux reality-shows contemporains (ch. 47). Mais l’assimilation de «Loft Story» à un «zoo humain» n’a convaincu personne dans le séminaire, et elle a même fait l’objet de critiques très argumentées (quelle altérité de telles émissions seraient-elles censées mettre en scène ? quelle identité confirmeraient-elles en miroir ? comment rendre compte du fait que les «lofteurs» furent au contraire choisis parce qu’ils incarnaient plusieurs des plus petits dénominateurs communs prêtés par les organisateurs aux téléspectateurs ? etc.). Cette tendance racoleuse de l’ouvrage a certes été interprétée comme un effort éditorial visant à suggérer l’actualité de cette nouvelle histoire coloniale française, et donc à favoriser la réception d’un ouvrage consacré à un non-lieu de la mémoire nationale, mais elle a été jugée contre-productive, dans la mesure où l’application tous azimuts de la notion de «zoo humain» compromet sa pertinence analytique, et sa puissance d’anamnèse collective. Dans le registre, et de façon sans doute plus pertinente, une comparaison a néanmoins été proposée entre les «zoos humains» et les safari tours dans les favelas.
Par contraste avec la lecture d’Appadurai (séance 3), on peut également s’étonner du peu de cas qui est fait des différences entre les populations exhibées dans les «zoos humains», et des réactions éventuellement différenciées de chacune d’entre elles à l’égard du fait d’être ainsi offertes aux regards du public. Bref, il est paradoxal qu’une histoire se proposant de dénoncer les manipulations coloniales de l’altérité assimile ces multiples «autres» à une entité indistincte et passive. La mobilisation d’une dichotomie aussi massive que celle qui oppose les colons aux colonisés induit en effet une double réification : de l’ensemble des publics européens en une masse homogène (réduction des variations nationales et sociales), et de l’ensemble des populations exposées en une matière inerte subissant la domination coloniale sans résistance, ni ruse, ni réappropriation. C’est d’autant plus regrettable que plusieurs faits rapportés dans les textes suggèrent au contraire que les troupes «indigènes» s’adaptèrent vite, et réagirent différemment les unes des autres, et que les visiteurs se rendirent à ces spectacles pour des motifs variés.
Cette dichotomie en rejoint une autre, plus tacite, entre les élites et la masse. On la surprend dans ce présupposé fréquemment manifeste dans l’ouvrage que l’«imaginaire» ou l’«idéologie» d’une communauté (en l’occurrence nationale, voire occidentale, dans certaines pages) se construit de haut en bas, par diffusion plus ou moins délibérée des valeurs de la bourgeoisie dans les classes les plus démunies. Ainsi les taxinomies du racisme savant se seraient imposées aux spectateurs des «zoos humains», à la faveur d’une mise en scène qui aurait rendu concrète et évidente une certaine hiérarchie des êtres humains défendue par nombre d’anthropologues de l’époque. Notons qu’il est très éclairant d’inscrire l’histoire des sciences sociales dans l’histoire plus générale de leurs usages extra-scientifiques, et que les «zoos humains» fournissent l’exemple de l’une de ces nombreuses collusions de l’anthropologie et de l’entreprise coloniale. Cette interprétation soulève néanmoins deux problèmes : elle méconnaît la xénophobie ordinaire, dont les formes ont proliféré bien avant que les savants se mêlent de parler de race ; et elle condamne là encore les classes populaires à n’être qu’une masse sans contour, ni cohésion, et par ailleurs uniquement définie par son rôle présumé d’éponge culturelle. On y perd précisément la gamme diverse des dispositions envers autrui qui forme la dynamique toujours particulière des échanges multiculturels.
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