La lecture en commun d’un article de Jean et John Comaroff, intitulé «Ethnography on an awkward Scale. Postcolonial Anthropology and the Violence of Abstraction» (désormais disponible en français, dans une traduction de Jérôme David, in Traverse, n° 3, 2007, pp. 19-49), a permis de reformuler certaines des grandes orientations théoriques du séminaire à partir d’une étude de cas tout à la fois déroutante et très bien documentée.
L’enquête des Comaroff débute par un retour sur l’un de leurs premiers terrains ethnographiques, après près de trente ans d’absence. Ils découvrent alors dans la ville de Mafeking, dans l’une des provinces du nord-ouest de l’Afrique du sud, un individu que plusieurs personnes sur place qualifient de «zombie»,– parmi lesquelles l’un des policiers qui viennent de l’arrêter. Les anthropologues s’aperçoivent progressivement que les journaux relatent des cas analogues de zombification, sur un ton qui suggère que cette notion va de soi pour leurs lecteurs.
Ce sentiment d’évidence est au centre de leur interrogation savante, et l’on peut lire cet article comme une tentative de rendre compte, dans le cadre d’une anthropologie qui n’est pas seulement culturelle, mais surtout sociale, voire historique, de ce que peut signifier le terme de «zombie» pour ces Sud-Africains de l’après-appartheid. La croyance dans les zombies est en effet passible d’une interprétation sociologique, dans la mesure où elle est, selon les auteurs, indissociable des changements radicaux intervenus en une vingtaine d’années dans les conditions de travail à l’échelle locale. Ni superstition, ni phénomène ponctuel (puisqu’on en trouve de similaires au Mozambique ou au Cameroun), ni avatar exotique d’un imaginaire ancestral, ni reviviscence de certaines représentations avérées quelques décennies plus tôt, cette croyance s’articule à un état nouveau du marché du travail, et témoigne de l’impact d’une nouvelle forme de capitalisme sur la discipline de la main-d’œuvre. Elle a en outre des effets qui sont loin d’être imaginaires, ou négligeables, puisqu’elle motive et justifie les meurtres de certaines des personnes jugées responsables de telles zombifications. C’est, pour le dire autrement, une catégorie indigène qui oriente les conduites d’une manière telle, qu’on ne peut pas la tenir pour une fantasmagorie irréelle ou pittoresque.
La stigmatisation locale de certains individus, au motif qu’ils auraient été zombifiés, répond donc à des processus dont l’ampleur déborde largement les limites de la ville de Mafeking, de sa province, et même de l’Afrique du sud. Voilà pourquoi ces cas de zombies, aux yeux des Comaroff, ne doivent pas être inscrits dans un «terrain» ethnographique traditionnel, dont la clôture spatiale vise généralement à permettre l’interprétation exhaustive ou systématique de phénomènes rapprochés, et pourquoi ils ne gagnent pas davantage à être rapportés à l’abstraction commode, c’est-à-dire non située et inobservable, de logiques «globales» massives et anonymes d’aliénation des travailleurs. Le titre de l’article («awkward scale») renvoie à cette tension inconfortable des échelles d’analyse : le phénomène des zombies est ainsi, pour reprendre l’expression des auteurs, «simultanément supra-local, translocal, et local ; simultanément planétaire et, parce qu’il se réfracte dans le miroitement des pratiques culturelles vernaculaires, profondément provincial» (p, 151). La revendication savante du terrain ou du point de vue véritablement indigène (native point of view) masque ainsi, derrière l’autonomie proclamée des cultures locales, les façons dont le capitalisme transational déplace et intégre le moindre territoire. Inversement, le recours à l’explication par la «globalisation» repose, selon les Comaroff, sur une tradition anthropologique qui n’a pas (encore) tenu ses promesses, si bien que le terme même de «globalisation» leur paraît être un «signe sous-motivé» (p. 154), donc malaisément mobilisable dans les descriptions des transformations contemporaines.
Cette prise en compte de la multiplicité des territoires pertinents s’accompagne d’une diversification analogue des échelles temporelles d’analyse. De même que le terrain ou la transnationalisation n’épuisent pas l’inscription spatiale des phénomènes observés, le présent ethnographique ou la longue durée ne peuvent prétendre au statut de temporalité exclusive. Les périodes évoquées par les Comaroff débordent en effet largement celle de l’après-appartheid (dès 1989), puisqu’elles couvrent également les années 1970, date du premier séjour des anthropologues à Mafeking, et le XIXe siècle, durant lequel s’est constitutée selon eux la culture dite vernaculaire de la région setswana,– en réaction à l’action des missionnaires. La compréhension anthropologique se nourrit donc ici d’un historicisme exigeant, sans pour autant que la remise en cause radicale de l’idée convenue qu’il existe pour toute culture un noyau pur, c’est-à-dire indépendant de tout contact avec son Autre, n’oblitère la possibilité même d’une description ethnographique serrée de ce qu’on peut voir aujourd’hui à Mafeking. En d’autres termes, le passage dans les archives nourrit le questionnaire ethnographique, tandis que le séjour sur le terrain aiguise le déchiffrement du passé.
La lecture de cet article a augmenté les références communes du séminaire d’une étude de cas exemplaire à maints égards. Les Comaroff nous rappellent en effet que les dichotomies local–global et présent (ethnographique) – durée (historique) recèlent une aporie redoutable, et, à partir d’un phénomène qui pourrait sembler insignifiant ou irréel, ce qu’une «histoire contemporaine du capital» (p. 171) gagne lorsqu’elle se risque à éprouver ses préjugés savants sur des études empiriques richement documentées. L’imbrication des échelles d’analyse, tant spatiales que temporelles, et donc cet «inconfort» des savoirs post-coloniaux, apparaissent alors respectivement comme l’un des mots d’ordre et la condition épistémologique d’une description rigoureuse de la mondialisation. Ils signalent en outre que l’interdisciplinarité, au lieu d’être un but à atteindre, et donc une ambition, est notre point de départ, c’est-à-dire une évidence qu’il est superflu de relever, de discuter ou de théoriser en tant que telle.
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