L’intervention de François Vallotton en rapport à la thématique plus globale de la transnationalisation des médias s’est profilée comme un éclairage sur le domaine spécifique de l’histoire du livre et de l’édition. En soulevant les nombreuses potentialités de cette discussion ayant pris pour objet le processus d’internationalisation du marché éditorial, il nous a été possible de saisir la naissance, les enjeux, mais aussi les limites des projets historiographiques contemporains liés à l’étude de ce support matériel qu’est le livre, ainsi qu’à son réseau de distribution.
C’est avec la publication de sa thèse L’édition romande et ses acteurs 1850-1920 (Genève : Slatkine, 2001), préfacée par Jean-Yves Mollier, que François Vallotton émerge petit à petit comme un interlocuteur dans le domaine des travaux régionaux en matière de questionnement sur l’espace national d’un objet aussi transnational que l’imprimé. Historien du livre et de l’édition, par ailleurs spécialiste de l’histoire suisse, François Vallotton enseigne actuellement en Lettres à Lausanne, tout en participant parallèlement au développement de la Fondation Mémoire Editoriale qui a pour but la préservation et la mise en valeur des archives éditoriales. Parmi de multiples productions en lien avec une histoire intellectuelle et culturelle sur la Suisse romande, on trouve notamment sous sa plume une contribution intitulée « La Suisse, un modèle éditorial spécifique ? » publiée dans Les Mutations du livre et de l’édition dans le monde du XVIIIe à l’an 2000, Actes du colloque international tenu à Sherbrooke en 2000 (voir J. Michon & J.-Y. Mollier (dir.), Les mutations du livre et de l’édition dans le monde du XVIIIe siècle à l’an 2000, Actes du colloque de Sherbrooke 2000, Sainte-Foy, Presses de l’Université de Laval, 2001).
Le propos de cette conférence a donc eu trait au livre imprimé, et privilégié une perspective résolument transversale, prenant en compte l’articulation élargie entre mondialisation éditoriale et jalons historiques. Trois axes sont venus structurer cette présentation. En premier lieu, François Vallotton s’est arrêté sur l’importance du livre dans l’histoire, pour soulever plus particulièrement le phénomène très actuel d’expansion historiographique de cette discipline dans l’histoire et les sciences sociales en général, grâce surtout à l’œuvre en quatre volumes d’Henri-Jean Martin et de Roger Chartier (voir Martin, H.-J. & Chartier, R. (dir.), Histoire de l’édition française, 4 volumes. Paris, Promodis, 1983-1986). Deuxièmement, à travers l’exemple de trois colloques internationaux (Sherbrooke en 2000, Londres en 2004 et Sydney en 2005), nous avons pu voir comment les approches méthodologiques se sont renouvelées dans ce domaine depuis une quinzaine d’années : d’une histoire centrée sur l’espace national, elles se sont progressivement déplacées vers une vision transnationale et comparatiste, se focalisant davantage sur les aspects de transferts, d’échanges et d’hybridités. Enfin, l’accent a été mis sur le terme même de mondialisation éditoriale, c’est-à-dire sur les transformations contemporaines du monde de l’édition et de la communication, avec l’avènement, notamment dans les années 1970-1980, de grands conglomérats multimédias au sein desquels l’édition ne constitue désormais qu’un secteur parmi d’autres. Cette mondialisation culturelle et éditoriale, telle qu’elle se présente dans ses spécificités contemporaines, doit ainsi être perçue et analysée comme un mouvement initié dès le XVIIIe siècle, voire le XVIe.
Après avoir brièvement évoqué, à partir de nombreux travaux sur la question (Martin, Chartier, mais aussi Goody), le développement des recherches au sein de la sociologie de la communication et des médias, dans le but de donner une idée de l’effervescence historiographique actuelle, François Vallotton s’est attaché à la présentation de ces trois colloques internationaux.
Le premier d’entre eux, tenu à Sherbrooke en 2000, dont le fil rouge a été la notion de système éditorial autour de la mise en exergue de trois d’entre eux, le système allemand, britannique et français, s’est concentré sur le processus de leur irradiation à l’ensemble de la planète, ainsi que sur les facteurs de dynamique et de résistance en rapport aux productions autochtones.
Les particularités du système allemand, lequel peut se prévaloir à l’échelle européenne d’une relative antériorité chronologique quant à son rôle de porteur d’innovations technologiques, reposent peut-être premièrement sur l’expansion et la diffusion de sa presse selon l’importance politique et religieuse de certains centres urbains. Dès la première moitié du XVIe siècle, les nouveaux publics touchés grâce à une production de textes en langues vernaculaires et l’appui de certaines villes à la cause réformée vont soutenir deux éléments propres au modèle germanique : une dispersion politique liée au développement de l’empire et une géographie allemande favorable à l’essor du livre. La multiplication et le développement de villes libres ayant leurs bibliothèques et leurs universités représentent un véritable terreau pour les activités intellectuelles locales, en même temps que la dispersion géographique des ateliers et de la production génère des modes spécifiques de fonctionnement (foires du livre, constitution de catalogues, bibliographie, etc.). La librairie allemande va fonctionner petit à petit comme un réseau dont l’extension sera encouragée sur trois plans : (i) la construction d’une identité nationale, avec un rayonnement qui va déborder les zones géographiques germanophones, faisant de la librairie allemande du début du XIXe siècle une condition d’existence pour la culture nationale ; (ii) la présence d’un vaste et large public germanophone sur l’ensemble de la planète à la veille de la Première Guerre mondiale ; (iii) le rôle important de ces librairies allemandes dans le processus d’émergence de nouvelles nations comme par exemple dans le cas de l’Europe de l’Est (Hongrie, Roumanie, etc.).
En ce qui concerne le système britannique, il faut tout d’abord relever le fait que l’Angleterre, alors terre d’importation, va dépendre du commerce continental jusqu’au XVIe siècle. Avec la Révolution de 1688, le développement d’un marché du livre à Londres devient possible, ce qui peu à peu place la capitale au cœur d’un réseau de distribution connaissant un dynamisme entrepreneurial sans précédent. Le développement des transports au début du XIXe siècle, ainsi que celui des ports (comme celui de Glasgow), la prépondérance des journaux britanniques, de nouveaux genres littéraires et de nouvelles sociétés savantes (comme la Royal Society), favorisent très nettement l’essor des exportations londoniennes, destinées notamment aux colonies. Avec le développement de nouvelles techniques concernant la presse, la production de papier ou encore le chemin de fer, le marché du livre s’industrialise de plus en plus, donnant aussi lieu à l’émergence de dynasties éditoriales très présentes par ailleurs dans les colonies. L’implantation de ce modèle britannique se fait cependant à des rythmes différents selon le contexte géographique et historique, dessinant une stratégie métropolitaine hétérogène. En Inde par exemple, nous avons une situation où les tenants d’une anglicisation de la société font face à la volonté des orientalistes de préserver l’enseignement en langue indienne.
Le système français, quant à lui, connaît un essor dès le milieu du XVIIIe siècle. Au XIXe siècle, sa librairie, alors fortement encadrée administrativement, va compenser un relatif déficit démographique en investissant le marché de la littérature de masse qui connaîtra un grand succès en France et à l’étranger, où des auteurs tels que Dumas ou Zola seront exportés, imités, voire réadaptés selon différents contextes géographiques et linguistiques. Les itinéraires de Martin Bossange, de Bayer ou encore des frères Garnier témoignent du fait que ces exportations se font souvent au-delà des frontières coloniales, et que l’installation de libraires ou d’éditeurs français en périphérie contribue à jeter les bases d’une littérature autochtone, voire nationale (dans le cas du Brésil). Un dernier aspect caractéristique de ce système éditorial réside dans la force d’attractivité de Paris sur la littérature francophone et internationale, faisant de la capitale un véritable phare au prestige particulier.
Le deuxième colloque présenté lors de la conférence est celui de Londres, tenu en 2004 et intitulé « The history of the book and literary culture ». Il a pour sa part privilégié un regard sur les interdépendances du livre et des cultures littéraires en mettant l’accent non pas, cette fois-ci, sur la question des frontières nationales et de modèles extensifs, mais sur celle des grandes aires linguistiques, avec des thèmes allant de la matérialité du livre aux conditions de canonisation de tel ou tel auteur, en passant par la question du rôle des éditeurs dans la constitution nationale.
Selon François Vallotton, trois aspects abordés parmi l’ensemble des approches et des communications du colloque méritent d’être soulignés. Tout d’abord, il s’agit de l’importance du code bibliographique et de la matérialité du livre dans l’étude de sa réception, dans son organisation typographique et dans son appréhension et son appropriation par des lecteurs. Viennent ensuite l’impact de la législation relative à la propriété littéraire sur le champ éditorial. Jusqu’au dernier tiers du XVIIIe siècle en effet, on assiste à un système de privilèges et de renforcement des positions du centre, des capitales parisienne et londonienne, avec une garantie d’exclusivité dessinant une forme de monopole obtenu des pouvoirs politiques de manière illimitée. Cet état de choses, contesté tant en Angleterre qu’en France, ouvrira la voie à d’importantes modifications législatives,– dont le fameux copyright.
Le dernier aspect discuté à Londres qui doit retenir notre attention porte sur les stratégies de résistance de la périphérie par rapport à la domination du centre. En reprenant l’exemple de la Belgique qui a, durant toute la première moitié du XIXe siècle, misé sur la contrefaçon en matière de production, il est intéressant de noter comment ce marché a pu, dans de telles circonstances, développer des compétences typographiques spécifiques. De manière plus générale, les éditeurs de la périphérie vont se concentrer sur certaines niches de marché délaissées par le centre, comme c’est le cas du « beau livre » pour la Suisse romande, de la bande dessinée, de la littérature fantastique ou des nouveaux formats pour la Belgique. Il reste que ces marges de manœuvre sont toutefois limitées, dans la mesure où elles représentent des innovations bien souvent récupérées par la suite, puisqu'elles ne sont véritablement consacrées qu'au centre avec un léger décalage temporel.
Arrivant à la présentation du troisième colloque, celui de Sydney en 2005, François Vallotton a d’emblée précisé qu’il s’agissait moins d’une réunion centrée sur une perspective thématique spécifique, que d’une forme de bilan destiné à confronter approches et démarches au sein de ces chantiers d’histoire nationale du livre. Trois exemples suggèrent des pistes pour une lecture transnationale des phénomènes de mondialisation éditoriale.
Premièrement, celui de l’importance d’une analyse de certains secteurs éditoriaux, ainsi que leur rapport à certaines pratiques entrepreneuriales. À ce titre, nous pouvons penser au rôle joué par l’édition missionnaire dans le domaine de la diffusion et des innovations technologiques mobilisées. Cette approche par les supports, proposant un travail autre que celui de l’histoire littéraire, développe une perspective historique attentive aux différents secteurs des industries éditoriales. L’étude d’autres secteurs-clé comme celui du manuel scolaire ou du livre politique permet d’analyser plus particulièrement les rapports de pouvoir qui sous-tendent la production éditoriale et les relations de diffusion transnationale.
La deuxième piste abordée met en avant le domaine de la traduction des œuvres, secteur d’exploration d’échanges à travers les cultures, dont une perspective diachronique large reste à faire, notamment pour le XIXe siècle. L’enquête en cours de Gisèle Sapiro sur la traduction à l’échelle mondiale depuis les années 1980, mentionnée par François Vallotton, témoigne de trois choses importantes. Dès les années 80, l’ensemble des traductions augmente de cinquante pour cent dans toutes les langues. Cette hausse touche autant les langues comme le français, l’anglais ou l’allemand, que celles en plein développement comme en Asie. Au-delà de cette forme de diversification de la traduction, on assiste à l’accroissement de la domination de l’anglais, faisant passer au début des années 1990 de cinquante pour cent la part des livres traduits en anglais par rapport à toutes les autres langues, à soixante-cinq pour cent dans les dernières années de l’enquête. Nous sommes ainsi, comme le remarque François Vallotton, face à une forme d’évolution avec une dichotomie forte entre l’émergence d’une littérature mondialisée qui porte sur les secteurs de rentabilité à court terme, et un accroissement des livres à rotation lente qui bénéficient malgré tout de l’accélération de la circulation des offres.
La dernière piste discutée à Sydney concerne la question du rôle des institutions internationales, comme l’UNESCO ou l’organisation internationale de la Francophonie. En se penchant en effet sur la politique éditoriale de la première, ses importants programmes de traduction d’œuvres littéraires et de révision de manuels scolaires, ainsi que sur la grande difficulté de la seconde à infléchir l’inégalité des échanges entre le Nord et le Sud, François Vallotton souligne la nécessité d’un autre regard porté sur la question de la mondialisation des échanges.
En conclusion de la conférence, l’accent a tout d’abord été mis sur le fait que ce processus d’internationalisation du marché éditorial s’est réalisé de manière précoce. Le livre, les textes, les professions liées à ce domaine de production essaiment en effet dès le XVIe siècle. De plus, un autre trait caractéristique de cette mondialisation tient à son aspect hétérogène. Elle se fait selon des rythmes différents, tissés de phases d’accélération et d’introversion des échanges. Les rapports de force inégaux qui les sous-tendent de manière quasi continuelle mettent en jeu des paramètres économiques et financiers d’une part, mais aussi politiques, sociaux, idéologiques et culturels. En somme, l’histoire du livre, parce qu’elle partage certaines des préoccupations des global studies, est l’un des domaines de recherches où se donne à comprendre, de façon rigoureuse et documentée, les conditions véritables de la mondialisation culturelle.
Commentaires