La séance a été consacrée à une lecture croisée des textes de Partick Manning («The Problem of Interactions in World History», 1996) et de Arjun Appadurai («Jouer avec la modernité : la décolonisation du cricket indien», in Après le colonialisme. Les conséquences culturelles de la globalisation, trad. par Françoise Bouillot, Paris, Payot, 2001, 1ère édition en anglais 1996, pp. 139-168).
Manning, dans son compte rendu critique d’un article de Jerry Bentley (publié dans une volume précédent de l’American Historical Review), assigne à l’histoire globale un programme de recherches qui engage trois déplacements par rapport à la World History de son interlocuteur. Prendre pour échelle ou pour objet les «interactions interculturelles» («cross-cultural interactions») suppose en effet, pour lui, de définir précisément ce qu’on entend par ces termes. Aussi articule-t-il sa critique autour de trois interrogations : qu’est-ce qu’une interaction ? qu’entend-on par «multiculturel» ? et quelles sont les implications pour l’histoire globale d’une réponse nouvelle à ces deux premières questions ?
La conception anthropologique ou sociologique de la culture (également défendue dans notre séance 1b) amène Manning à exclure l’idée qu’une interaction mettrait aux prises deux systèmes culturels prédéfinis. Les cultures ne sont pas (ou plus) des îles, descriptibles comme autant de systèmes clos que résumeraient certains traits essentiels. Les interactions ne débouchent donc pas sur des substitutions en bloc d’un système par un autre. Elles correspondent à des processus, au cours desquels les parties impliquées en viennent à modifier ce qu’elles considèrent comme leur culture propre (matérielle aussi bien que symbolique). En d’autres termes, l’historien n’a pas affaire, le plus souvent, à une permutation de traits entre deux systèmes (ou davantage), ni au basculement massif de l’un dans l’autre, mais à une altération réciproque (bien qu’inégale) de chacun de ces systèmes. Plus encore, puisque ces processus d’interactions sont permanents (ils se confondent avec l’historicité), il est très difficile de décrire adéquatement, sous la forme d’un système, les affiliations et les assignations toujours discutées ou modifiées qui caractérisent les liens d’une communauté donnée.
Il s’agit ensuite de déterminer à quel niveau se produisent ces échanges. Doit-on les restreindre aux échanges de produits agricoles, d’animaux domestiques ou de technologies ? Manning plaide au contraire pour une extension du questionnaire de l’historien aux domaines de la musique ou de l’habillement, des institutions politiques, des structures familiales ou des langues. Mais s’il ne s’agit pas d’échanges entre systèmes, quels sont les agents à prendre en compte ? Chacun de ces domaines d’échange (chaque strate parmi la multitude de celles qui tissent les interactions multiculturelles) implique des groupes sociaux différents : les marchands, les artistes itinérants, les soldats miliciens, les missionnaires, les administrateurs coloniaux, les cadres de multinationales, etc. Les agents devront donc être identifiés au cas par cas.
Ces deux déplacements en entraînent un troisième : la multiplication des périodisations pertinentes. On peut affirmer sans trop schématiser que chaque type d’échanges, pour Manning, produit sa temporalité spécifique. C’est la fin du Grand Récit, où se donnerait à lire une histoire du monde rationalisée à partir d’un petit nombre de critères résumant tous les autres. La tâche de l’histoire globale s’apparente alors à la restitution de ces temporalités particulières, et s’accompagne d’une réflexion sur leurs rapports et leurs degrés de corrélation.
Le second texte discuté exemplifie admirablement la plupart de ces orientations générales. Appadurai relate en effet les conditions variées qui ont favorisé l’implantation du cricket en Inde, et la transformation d’une pratique sportive réservée à une élite victorienne en une passion nationale vécue intensément par des millions d’Indiens. C’est ainsi qu’il souligne la diversité des facteurs qui ont contribué à la circulation d’une forme culturelle (certaines règles de jeu) des grandes écoles anglaises (Harrow, Eton, Oxford ou Cambridge) à Bombay, puis à sa diffusion dans l’ensemble des régions de l’Inde.
Dimension politique : les administrateurs coloniaux s’affrontèrent d’abord sur des terrains qui leur étaient réservés ; les princes locaux y virent alors un spectacle susceptible d’asseoir leur prestige, et une pratique qui les mettrait peut-être davantage en contact avec les colons les plus influents ; dans une moindre mesure, l’État indien nouvellement créé y trouva enfin un ferment nationaliste qu’il encouragea indirectement par des lois et des subventions.
Dimension sociale : en Angleterre, les joueurs distingués recrutèrent très vite des individus des classes populaires, en raison de leur manière plus agressive de s’engager dans le jeu ; plusieurs de ces individus furent employés comme entraîneurs par les princes indiens soucieux de mettre sur pied des équipes locales ; le recrutement de ces équipes indiennes se fit en partie au sein des couches défavorisées de la population, qui considérèrent cette carrière sous l’angle de la mobilité sociale.
Dimension communautaire : la composition des premières équipes indiennes reposa essentiellement sur des bases religieuses ; mais très vite, lorsqu’il fut question pour les Anglais de jouer contre des Indiens, les matchs supposèrent de rendre effective une catégorie proto-nationaliste (l’unification des diverses communautés de joueurs locaux sous une étiquette unique) qui n’avait pas encore d’existence au sein des structures politiques de l’Empire britannique.
Dimension économique : le financement du cricket indien, assuré par les princes locaux et par divers groupes d’hommes d’affaires et d’administrateurs anglais, puis par de grandes entreprises, repose aujourd’hui en partie sur la médiatisation de ce sport à la radio, à la télévision, dans les magazines spécialisés et sur le succès des biographies de joueurs «starifiés».
Dimension médiatique : les retransmissions radiophoniques, puis télévisées, et surtout les commentaires des matchs dans les principales langues du pays, ont familiarisé un très large public avec les règles du cricket, et ont tendu à diffuser certains schèmes corporels au sein des jeunes Indiens (une manière de jouer, mais aussi de se tenir dans la vie quotidienne) ; de même, les magazines spécialisés et les biographies de joueurs ont eu pour effet de faire rentrer le lexique anglais du cricket dans les langues vernaculaires, et à attacher émotionnellement les lecteurs à certains représentants (passés ou présents) de ce sport.
Dimension sportive : les règles du jeu, d’abord empreintes de valeurs aristocratiques (telles que le fair-play, le contrôle des émotions, la soumission des joueurs à l’esprit d’équipe), se sont progressivement infléchies sous la pression de ces différents facteurs ; le jeu est désormais plus agressif, la starification fragilise la cohésion de groupe, la durée des matchs a été raccourcie pour faciliter leur retransmission.
Dimension globale : une forme culturelle d’abord associée aux normes de conduite chères à l’aristocratie anglaise a ainsi été l’objet de réappropriations locales multiples, jusqu’à être chargées de valeurs en partie antithétiques à celles qui présidèrent à son invention ; avec ce résultat, en Asie, d’un engouement collectif sans commune mesure avec la relative indifférence des Anglais contemporains pour ce sport ; et avec cette double conséquence, à première vue surprenante, que le cricket, à l’échelle mondiale, a désormais son foyer en «Australasie» (pour reprendre le nom d’une célèbre compétition), et que l’équipe d’Angleterre perd très souvent contre l’Inde, le Sri-Lanka ou le Pakistan.
Interactions, donc, (i) sur des terrains de cricket (ii) localisés à Bombay et dans le reste du pays, (iii) entre des groupes (iv) dont les contours varient en fonction des sources de financement, des usages politiques, des modalités de recrutement ou des formes de publicité du cricket, et (v) suivant des processus qui peuvent aller jusqu’à réorienter, sinon inverser, les vecteurs de la domination coloniale. Des interactions, par ailleurs, (vi) intelligibles à travers les transformations qu’elles impriment aux liens entre une forme et certaines des normes qu’elle charrie.
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