L’historien Volker Barth, aujourd’hui conseiller scientifique au Bureau International des Expositions (Paris) et attaché au Centre de Recherches Interdisciplinaires sur l’Allemagne (CRIA, EHESS), s’est interrogé sur l’ambition de représentation totale du monde dont furent issues les Expositions universelles du XIXe siècle. A partir du cas de l’édition parisienne de 1867, qu’il a étudiée dans un livre à paraître (Mensch vs. Welt. Die Pariser Weltausstellung von 1867, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 2007), il nous a donné à comprendre en quoi elle faisait figure d’«idéal-type» paradoxal de toute Exposition universelle, avant de développer en détail les façons dont l’altérité présumée de l’Egypte, de la Chine, du Mexique, et surtout, de l’Argentine, y avait été mise en scène dans des pavillons nationaux parfois conçus par des architectes européens n’ayant jamais mis les pieds dans ces pays.
L’Exposition universelle parisienne de 1867 fut lancée en 1863 par un décret impérial de Napoléon III, qui fixait aux organisateurs l’exigence de clore l’événement sur un bilan financier positif. Le financement proprement dit fut assuré par la ville de Paris, l’État français, et une association de garantie chargée de mettre en place un système de souscriptions privées. Le succès public était l’un des termes de l’équation, et la conception globale du projet intégra d’emblée des composantes spectaculaires susceptibles de plaire au plus grand nombre : outre une gigantesque halle où furent exposés des milliers d’objets manufacturés de toute provenance, selon un plan minutieux proposé par Frédéric Le Play, le Champ-de-Mars accueillit des palais nationaux pittoresques, des bâtiments pilote (maisons ouvrières modèle, crèche, asile pour aliénés, etc.), ainsi que des espaces dédiés à l’horticulture. On assista également, en cours d’Exposition, à l’arrivée de groupes présentés comme indigènes, et destinés, dans une veine similaire à celle des «zoos humains» (voir séances 4 et 5), à intensifier l’expérience que le public pouvait faire d’un certain exotisme. Ce versant spectaculaire fut sans doute pour beaucoup dans l’afflux massif des onze millions de visiteurs qui contribuèrent à l’équilibre final des comptes. Cette tentation du divertissement, toujours plus marquée à mesure que le projet se réalisa, tendit toutefois, selon Barth, à éclipser la visée initiale de l’Exposition, à savoir la quête d’un modèle rationnel et exhaustif de représentation de l’industrie humaine, articulé par nations et par secteurs d’activités.
L’objectif affiché de l’Exposition était en effet d’organiser la monstration des progrès de l’activité industrielle à l’échelle mondiale. La scénographie répondait ainsi à un modèle mûrement réfléchi et longuement élaboré, grâce auquel un triple contrôle pouvait être exercé sur la signification de la mise en scène : (i) contrôle de l’espace, marqué par le balisage d’un double parcours au sein du Palais principal (selon les pays et les secteurs), et par la place exorbitante réservée aux productions françaises (48% de l’espace total) ; (ii) contrôle du temps, à travers le récit d’un perfectionnement linéaire (mais inégal) de l’industrie mondiale, mêlant l’histoire du travail (par le biais d’un musée), le présent des pièces exposées, et un avenir prometteur dessiné en pointillé ; (iii) contrôle de la fonction des objets présentés, par l’attribution de récompenses délivrées en grande pompe à des fabricants ou à des usines œuvrant au bien-être des classes ouvrières, par exemple.
Volker Barth ne s’est cependant pas contenté de mettre l’accent sur un pan bien connu des Expositions universelles, à savoir la démonstration ostentatoire de la supériorité des nations occidentales sur le reste du monde.
Dans un premier temps, il a plutôt souligné comment ce grand projet, en partie idéaliste (dans le sens que pouvait prendre ce mot dans le contexte colonialiste de cette seconde moitié du XIXe siècle), a été pour ainsi dire victime du succès rencontré par les événements organisés principalement à l’extérieur du Palais. Sensible à la scénographie de l’altérité, il a montré que les portes monumentales qui ouvraient sur les allées intérieures consacrées à certaines nations ou à certaines régions, et surtout les pavillons nationaux disséminés dans le parc de l’Exposition, ont fait concurrence à l’«encyclopédie vivante» que devait représenter le Palais, et ont presque interféré avec la leçon officielle des organisateurs. Le pittoresque des pavillons, dont plusieurs furent édifiés sur les plans d’architectes français ou allemands, le séjour sur place du bey de Tunis ou du pacha égyptien, ainsi que l’arrivée progressive de populations destinées à «habiter» ces lieux pour intensifier l’impression de couleur locale,– tout cela a contribué à séduire le public, et à attirer son attention sur d’autres récits et d’autres enjeux que ceux du progrès de l’industrie. Le divertissement a pris le pas sur l’instruction ; et la représentation des bienfaits de l’industrie s’est accompagnée d’une réappropriation politique de cette mise en scène symbolique des nations.
C’est ce dernier point que Volker Barth a ensuite développé. La présence d’un pavillon égyptien, alors même que l’Egypte n’existait pas comme nation, fut ainsi une tactique des milieux nationalistes, vraisemblablement soutenus par les organisateurs, en vue d’acquérir une visibilité internationale indépendamment de l’Empire ottoman, qui se voyait pour sa part représenté par une mosquée, un kiosque et des bains turcs. De même, après le refus de la Chine de participer à l’Exposition, il fut décidé qu’un pavillon lui serait néanmoins dédié, et qu’il serait rempli d’objets d’origine chinoise mis à disposition par un collectionneur sinophile français (Hervé de Saint-Denis).
Le cas de l’Argentine, sur lequel a conclu Barth en nous présentant ses recherches en cours, est exemplaire des négociations identitaires auxquelles a pu donner lieu la participation de nations économiquement périphériques aux Expositions universelles du XIXe siècle. En 1867, l’Argentine n’avait pas encore son pavillon national, mais elle fut présente à Paris dans le cadre de la section latino-américaine, en dépit des difficultées innombrables rencontrées dans l’acheminement des objets à travers l’Atlantique, et peut-être plus encore dans l’inventaire des ressources locales sur lequel devait reposer le choix des produits industriels exposés (le gouvernement se livrera pour l’occasion à sa première grande enquête statistique par secteurs d’activité économique). En 1878 et en 1889, la place de l’Argentine dans les Expositions fut plus conséquente, et la mise en scène des symboles de son identité nationale témoigna d’une tentative d’imposer, aussi bien à l’étranger que dans le pays même, l’image d’une population civilisée, essentiellement blanche, et nourrie des principes politiques et moraux des Lumières. Il en nacquit une tension caractéristique à la fois de la prédominance de la mise en scène des nations au détriment de l’idéal cosmopolite du Palais de 1867, et des ambivalences d’un projet recourant au spectacle du pittoresque pour attirer le public : l’Argentine, qui voulait se présenter comme l’héritière de la civilisation européenne, dut tenir compte du fait qu’elle était en partie invitée parce qu’on l’associait, en Europe même, à une certaine forme d’exotisme.
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