Lors de cette séance, Nicolas Bancel est revenu sur la notion de «zoo humain», et sur les réflexions que la réception de l’ouvrage collectif de 2002 (voir séance 4), ainsi que les travaux menés entre-temps par ses différents auteurs, avaient suscitées au sein de la communauté des historiens.
Historien et professeur à l'université de Strasbourg, et récemment détaché à l'université de Lausanne à l'Institut du sport et d'éducation physique, Nicolas Bancel est spécialiste de l’histoire coloniale et post-coloniale française, et de l’histoire des activités sportives et des représentations corporelles. Ses recherches se distinguent notamment par l’accent qu’elles mettent sur l’analyse de l'imaginaire et de l'idéologie coloniaux à partir d’une lecture iconologique des représentations de l'Autre. Parmi ses ouvrages, on peut mentionner La fracture coloniale. La France au prisme de l’héritage colonial qu’il a dirigé en collaboration avec Pascal Blanchard et Sandrine Lemaître (Paris, La Découverte, 2005 ; édition de poche refondue en 2006), Du guerrier à l’athlète. Éléments d’histoire des pratiques corporelles en collaboration avec Jean-Marc Gayman (Paris, PUF, 2002), ou Zoos humains. De la Vénus hottentote aux reality shows, dirigé conjointement avec Pascal Blanchard, Gilles Boëtsch et al. (Paris, La Découverte, 2002).

Le phénomène des «zoos humains» a connu un grand succès auprès d’un très large public dans le dernier tiers du XIXe siècle dans la plupart des pays d’Europe et aux Etats-Unis. Les exhibitions de «monstres», puis d’exotiques dans les cirques, les zoos, les spectacles organisés, les expositions, les foires locales ont attiré plusieurs millions de spectateurs et ont fasciné la communauté scientifique pendant plus de soixante ans.
Ce phénomène, largement occulté dans les livres d’histoire, n’avait quasiment jamais été traité par l’historiographie européenne (certaines études existaient déjà aux Etats-Unis) jusqu’à ce qu’un collectif de 53 chercheurs (composé aussi bien d’historiens, de conservateurs, de consultants en art, de cinéastes, de sociologues, d’ethnologues, d’anthropologues, de philosophes, de politologues, de spécialistes du sport, de généticiens et d’écrivains) se penche sur la question. L’ouvrage est le produit d’une trajectoire intellectuelle ainsi que le résultat d’un projet collectif de chercheurs qui sont partis du constat que l’histoire classique abordait le phénomène de la colonisation en se focalisant avant tout sur ses effets dans les pays colonisés. Les chercheurs souhaitaient prendre en considération le processus dialectique des effets de la colonisation tant dans les pays colonisés que dans les métropoles (on reconnaît là l’une des préoccupations centrales des «postcolonial studies» anglo-saxonnes depuis les années 1980). Inclure les métropoles dans ce processus, cela impliquait notamment d’étudier la représentation de l’Autre, et sa mise en scène dans différentes sociétés, sous l’angle des dispositions et des pratiques culturelles (les spectacles organisés et itinérants, les « zoos humains », les villages nègres, les expositions coloniales, etc.). En abordant l’histoire de la colonisation et des représentations de l’Autre, les chercheurs ont mis en évidence le phénomène jusque-là oublié des «zoos humains».
Le projet « zoos humains » a démarré en 2000 sous la forme d’un séminaire international sur Internet regroupant des chercheurs notamment français, anglais, belges, suisses, américains et allemands. Le séminaire international a permis de récolter un important matériel empirique, qui constituera la base de données du colloque organisé en 2000. Ce colloque, ayant la forme d’une table ronde thématique permettant un dialogue critique et scientifique, sera filmé et donnera lieu à un film documentaire d’une durée de trois heures et à l’ouvrage collectif intitulé «Zoos humains».
Dans cet ouvrage, on peut constater que l’apparition, l’essor et la diffusion du phénomène des «zoos humains», durant le début du XIXe siècle, relèvent de l’articulation de trois phénomènes structurels bien particuliers, qui ont bouleversé la société occidentale d’alors, à savoir la théorisation scientifique de la «hiérarchie des races» dans le sillage de l’avancée de l’anthropologie physique, l’édification d’un empire colonial alors en pleine expansion, et la construction d’un imaginaire social sur l’autre.
Les expositions de «sauvages» permirent aux scientifiques, et plus particulièrement aux anthropologues de l’époque, d’effectuer des recherches anthropométriques, grâce à un contact privilégié et sans précédent avec du «matériel empirique». En effet, «[…] l’être humain est devenu un véritable objet scientifique et l’anthropologue s’est mis à scruter les objets et le corps. […] C’est dans ce contexte que les exhibitions ethnographiques, qui ont débuté au début des années 1850 en Angleterre, se généralisent dans toute l’Europe. Et fournissent l’occasion aux savants d’examiner, à deux pas de leurs laboratoires, des spécimens vivants» (Zoos humains, p. 12). L’anthropométrie, qui fit de la race le critère central de la description et de l’explication de la diversité humaine, s’en est trouvée confortée dans son projet d’établissement d’une hiérarchie raciale.
L’entreprise coloniale, alors en pleine expansion en Europe, a vu dans ce phénomène de «zoos humains», la possibilité de légitimer son action «civilisatrice». La mise en scène de l’«Autre», c’est-à-dire sa monstration et son infériorisation – légitimée scientifiquement par l’anthropométrie –, a permis de donner un caractère irréfutable à l’appétit colonial européen et aux enjeux économiques qui en découlaient.
La grande instabilité du contexte socio-économique de l’époque, induite par la révolution industrielle, et un nouveau rapport au corps, hérité de l’aristocratie et de la bourgeoisie et qui se diffusa par la suite dans toute les couches de la société, ont suscité dans le même temps une vive curiosité pour le «sauvage» de la part du public européen. Ce nouveau rapport au corps se caractérisait en effet par un conrôle accru de leur corps par les individus, si bien qu’ils éprouvèrent une fascination mêlée de jalousie à la vue de ces «sauvages» dénudés, dont les attitudes et les gestes semblaient naturellement débridés et libérés de toute contrainte. D’une part, il inspirait ainsi un sentiment de supériorité, et de l’autre, et d’une manière plus ambivalente, une sorte de nostalgie nourrie d’un rousseauisme avivé par les retombées de la révolution industrielle. La mise en scène de l’«Autre», en somme, a permis à la société occidentale de conforter la place qu’elle s’était octroyée dans l’échelle des races. A la «normalité» européenne, répondaient la «sauvagerie» et l’«animalité» de l’«Autre».
Dans ses contributions à l’ouvrage collectif Zoos humains, Nicolas Bancel met en évidence le fait que l’apparition et l’essor des «zoos humains» s’est effectué dans le dernier tiers du XIXe siècle, au moment même de l’acmé de cette normation corporelle contraignante. Aussi interprète-t-il l’exhibition du corps de l’Autre dans les «zoos humains» comme un moyen collectif de réaffirmer la puissance et la supériorité de la France coloniale, mais aussi de chercher dans le spectacle de la sauvagerie cette part perdue du corps qu’on imaginait alors moins contraint.
D’un point de vue chronologique et pour comprendre ce qu’est réellement le zoo humain, il convient de noter que la représentation de l’Autre en tant qu’altérité radicale est présente dès le XVIIe siècle, comme en témoignent la visite de nobles africains dans les cours européennes, ainsi que l’importation et la monstration de personnages extra-européens dans les cabinets de curiosité du XVIIIe siècle.
Mais les zoos humains, en tant que forme spécifique, apparaissent en France en 1877 lors de la première exhibition d’indigènes dans le Jardin zoologique d’Acclimatation de Paris. Avant cette date, tout au long du XIXe siècle, d’autres types d’exhibitions ethnographiques existent, en Angleterre par exemple, entre 1811, date de la mort de la Vénus hottentote, et le début des années 1870 : pour cette seule période, on a retrouvé des documents attestant de l’existence de dix-sept représentations exotiques ou ethnozoologiques. Il en va de même pour la France : des recherches récentes ont montré que, durant les années 1851-1853, une troupe d’Indiens avait été présentée dans différentes foires et expositions régionales. Lorsqu’il s’agit de fixer la date de la fin du phénomène, les avis divergent. Pour Nicolas Bancel, le phénomène des «zoos humains» débute à la fin du XIXe siècle et prend fin en 1931-1932 en Europe. Ensuite, il s’agit selon lui d’autres formes de représentation de l’Autre dans les expositions coloniales, à savoir les villages nègres ou la production cinématographique. C’est pour cela que l’extension du phénomène des «zoos humains» à la période contemporaine, et notamment aux reality shows, pose des problèmes d’ordre épistémologique.
Le zoo humain qu’on pourrait qualifier de moderne prend véritablement forme en France aux alentours de 1870, parce qu’il est porté par une conjoncture particulière. Le patrimoine animalier du Jardin zoologique d’Acclimatation ayant été dévasté lors de la Commune, en 1870, son directeur a alors dû trouver des parades. En 1876, il fit venir des chameaux d’Egypte accompagnés de trois chameliers en tenues traditionnelles par l’intermédiaire de Karl Hagenbeck, l’un des plus importants négociants en animaux sauvages d’Europe. Le directeur s’étant aperçu que les chameliers fascinaient plus que les chameaux, il eut l’idée de renouveler l’expérience avec une tribu somali : en 1877, cette exhibition rencontra en effet un énorme succès, puisqu’elle attira au jardin zoologique deux fois plus de visiteurs qu’à l’ordinaire. Une dynamique commerciale se mit en place, entraînant alors la multiplication des troupes venant d’Asie, d’Afrique ou des régions polaires.
L’organisation même des zoos humains renvoie à celle du zoo, c’est-à-dire à un espace de monstration des animaux qui sépare ostentatoirement les visiteurs et les visités au moyen de grilles, d’enclos ou de fossés. Le zoo est également un dispositif pédagogique, qui vise à conserver et, plus encore, à donner à comprendre la diversité biologique, ainsi qu’à transmettre, sinon à produire, les taxinomies encyclopédiques des espèces. Les «sauvages» ayant été exhibés à la vue du public, il convient donc de s’interroger sur la filiation des zoos humains avec les zoos traditionnels. Or il s’avère que le même type de procédé est mis en place dans les zoos humains, puisque le milieu naturel des indigènes est recréé, et que les sauvages n’ont d’autre statut que celui d’une population offerte au regard des visiteurs.
Par ailleurs, cette dimension pédagogique de la diversité biologique s’est articulée au projet spécifique de l’anthropologie physique, qui poursuivait le projet, formulé un siècle plus tôt par les Encyclopédistes, de cartographier les groupes humains en fonction de leurs spécificités somatiques et biologiques. Dès 1877, l’institution de l’École d’Anthropologie de Paris s’est ainsi intéressée à ces spécimens humains ramenés de pays lointains, comme à autant de cas susceptibles d’étayer les hypothèses alors dominantes de diversification et de hiérarchisation raciales. Jusqu’en 1907, il y eut une espèce de contrat tacite entre une partie des anthropologues venus effectuer leur mesures anthropométriques sur les exhibés, et les organisateurs des «zoos humains» qui espéraient voir décerner à leurs troupes le certificat éminemment racoleur de «spécimen pur».
L’innovation des zoos humains, c’est que, en France, mais aussi dans toute l’Europe, ce dispositif culturel nouveau s’inscrit dans la naissance d’une culture de masse nourrie d’exotisme, par le biais des innombrables journaux illustrés qui fleurirent dans les années 1830-1840. Les zoos humains vont ainsi permettre la diffusion d’une vision raciale du monde auprès d’un public extrêmement large. Au milieu du XIXe siècle, l’exposition devient ainsi un moyen de toucher les masses jusque-là inatteignables par le pouvoir, parce qu’elles étaient très peu alphabétisées et qu’aucun média n’avait autant de succès.
Les zoos humains sont progressivement devenues des entreprises internationales et professionnalisées : des contrats ont commencé à être signés, liant les organisateurs et les troupes indigènes. Et cette professionnalisation a permis d’installer ces exhibitions dans la durée, puisque certaines troupes sont restées sept, huit, voire neuf ans en Europe, à la faveur d’une diversification des lieux de leurs performances (espaces animaliers, puis foires coloniales, puis foires de province)
Une telle internationalisation marchande du phénomène montre que le zoo humain n’a pas toujours été consubstantiel à l’expansion coloniale. Si les populations exhibées proviennent exclusivement des espaces colonisés à partir des années 1880, la généalogie du phénomène suggère que le «zoo humain» français et anglais précède la grande expansion impériale. Le phénomène a néanmoins préparé ou favorisé l’adhésion publique à l’expansion coloniale ultérieure, en façonnant les mentalités et en établissant une cartographie des peuples déjà colonisés ou susceptibles de l’être.
Le statut de l’altérité dans les sociétés occidentales, enfin, a subi au cours du XIXe siècle une transformation majeure. Aux XVIIe et XVIIIe siècle, la figure du fou, qui représentait une altérité intégrale, a été éliminée des villes. Quant à l’altérité physiologique, il faut noter que les monstres furent mis en scène dès le XIIIe siècle (culs de jatte, êtres difformes, croisements fabuleux de mythologie populaire entre hommes et animaux prétendûment exhibés dans les foires). Dans les zoos humains, l’accent fut précisément mis sur les différences d’ordre physiologique ; et la frontière entre l’exotique et le monstre fut constamment vacillante. Par exemple, des troupes de pygmées arrivées en Europe furent aussitôt comparées aux lilliputiens. Entre 1850 et 1870, il y eut donc un glissement de l’altérité physiologique endogène aux sociétés occidentales vers une altérité exogène et lointaine. Or cette transformation de l’altérité fut une opération fondamentale de la refonte complète des identités collectives dans les sociétés occidentales du milieu du XIXe siècle. A ce moment-là, les sociétés faisaient face à des bouleversements structurels relativement rapides liés à la première révolution industrielle, comme la mutation complète du tissu social née de l’exode rural, la formation du prolétariat urbain, ou les revendications nationalistes. Ce contexte créa chez les contemporains une angoisse de nature anthropologique sur la définition de la société. La substitution du sentiment de communauté proprement nationale aux anciennes solidarités locales se nourrit ainsi, en miroir, de cette image de l’Autre contre laquelle un «Nous» (blanc, rationnel et chrétien) pouvait s’affirmer.
Dans cette configuration, comment apprécier la transformation des représentations du corps ?
Le corps est central car c’est à travers sa représentation que sont exhibés tous les stigmates qui permettent aux visiteurs d’identifier le «sauvage». Dans cette représentation du corps, il y a à la fois de la répulsion, liée à la différence corporelle perçue comme monstrueuse, et de la fascination. Fascination de la sexualité et de la vigueur des corps, notamment, très fortement présente dans les premiers «zoos humains», puisque les «sauvages», conformément aux attentes du public, y étaient parfois explicitement mis en valeur pour leur puissance érotique. Voilà pourquoi les journaux portèrent un tel intérêt à la polygamie de certaines tribus, et donc à cette forme de transgression des normes occidentales qui laissait suggérer une puissance sexuelle exceptionnelle.
La forme moderne des zoos humains va disparaître en 1931-32, à cause de l'émergence d'un nouveau discours politique de civilisation des races, qui ne légitimait plus les exhibitions de «sauvages» basées initialement sur une idéologie raciale, et à cause d’un épuisement du spectacle lié à la popularisation de nouveaux médias comme le cinématographe. Cet effritement a donc correspondu à une nouvelle phase de la colonisation, qui vit se substituer les villages nègres aux zoos humains. La vision et la mise en scène du «sauvage» fut dès lors tout autre: d’ «irrationnel» et de «cannibale», celui-ci devint «civilisable», presque «domesticable», et donc, d’un point de vue purement utilitariste et économique, infiniment utile à la Métropole.