Jusqu’à présent, l’histoire de la mondialisation a surtout été abordée sur son versant économique et social (exportation de capitaux ou de produits, migrations), environnemental (climat, maladies) ou encore politique (réactions à la mondialisation). Cela se reflète d’ailleurs dans les enseignements qui ont été donnés récemment ou qui se donnent sur ce thème à l’Université de Lausanne.
Dans le cadre de ce séminaire, nous aimerions souligner une dimension généralement négligée, à savoir la dimension culturelle de la mondialisation.
Nous ne désignons pas par «culture» une sphère autonome du monde social, qui serait peuplée d’œuvres d’art jugées dignes d’être appréhendées pour leur seule valeur esthétique. Nous privilégions une définition anthropologique de la culture, apparue durant la première moitié du XXe siècle, et selon laquelle la culture est l’ensemble des représentations et des valeurs qui fondent les liens sociaux d’une communauté et orientent les comportements de ses membres. Les modalités d’inscription de cette culture dans «de l’art» (rappelons-nous Nelson Goodman, «When is art ?») ne doivent pas nous faire oublier l’ensemble du spectre des artefacts où ces représentations et ces valeurs se donnent à lire : habitudes et interactions réglées, rituels, coutumes plus ou moins explicitées dans des dispositifs juridiques, etc.
Cette perspective anthropologique a été celle de nombreux chercheurs en sciences sociales de la seconde moitié du XXe siècle, et elle irrigue aujourd’hui la plupart des travaux dont nous nous réclamons dans cet enseignement sur ce point précis :
(i) les travaux des historiens sociaux qu’on pourrait presque qualifier de post-marxistes, comme Edward P. Thompson (voir par exemple son article «The Moral Economy of the English Crowd during the Eighteenth Century», in Past and Present, n° 50, 1971, 76-136) ;
(ii) les travaux des sociologues de la culture attentifs à la signification des pratiques ordinaires, comme le Pierre Bourdieu des enquêtes de terrain et de la compréhension ethnologique (voir Le sens pratique, Paris, Minuit, 1980) ;
(iii) les travaux des historiens de la culture sensibles aux effets sociaux des représentations symboliques (car ils ne le sont pas tous, loin s’en faut), comme Roger Chartier ou Louis Marin ;
(iv) les relectures contemporaines françaises de Weber qui confèrent à la notion d’«éthique» une valeur sociologique forte, comme celles de Jean-Claude Passeron ou de Jean-Pierre Grossein (voir leur retraduction de la Sociologie des religions et de L’Ethique protestante et l’esprit du capitalisme chez Gallimard) ;
(v) les recherches en Relations Internationales qui, dans le sillage de Robert W. Cox, notamment, engagent depuis une vingtaine d’années la notion d’hégémonie (héritée des réflexions d’Antonio Gramsci) dans la modélisation des échanges et des rapports de pouvoir internationaux.
Une telle conception de la culture éclaire ce que nous désignons par normes et formes culturelles de la mondialisation : des formes symboliques circulent dans l’espace mondial (genres littéraires, courants artistiques, paradigmes savants, institutions politiques ou innovations techniques), charriant avec elles des normes qui se confondent avec un certain rapport à la littérature, à l’art, à la science et à la rationalité, à la manière de faire communauté ou à la maîtrise de l’environnement (naturel ou non). Cette hypothèse ouvre la possibilité de coupler des études de cas extrêmement précises (la circulation de telle forme et les échanges inégaux auxquels elle donne lieu à tels endroits durant telle période) avec des considérations plus générales (mais pas strictement philosophiques pour autant) sur l’émergence éventuelle d’une culture transnationale, et sur certains cadrages des interactions sociales à l’échelle de la planète.
L’histoire de l’art est riche de cette imbrication des formes et des normes, et elle fournit une multitude d’exemples très instructifs pour notre réflexion, dans la mesure où les cas suivants débordent largement les seules préoccupations esthétiques, pour embrasser des enjeux économiques, sociaux ou politiques :
(i) le baroque en peinture, que caractérisaient en partie un certain traitement de la lumière (et donc une certaine représentation visuelle de la manière dont l’humanité est amenée à connaître la vérité, notamment religieuse) et une mise en scène spectaculaire, a voyagé dans toute l’Europe des XVIe et XVIIe siècles, c’est-à-dire, à l’époque, dans ce que les peintres et leurs publics associaient à leur monde culturel ; ces composantes formelles pouvaient être considérées comme des exemplifications d’un certain rapport à la foi et au pouvoir politique, et elles se diffusèrent dans le sillage de la Contre-réforme et de l’absolutisme ;
(ii) le roman historique moderne, renouvelé au début du XIXe siècle par Walter Scott en Écosse, circula d’abord en Europe, où il fut lu par les libéraux français comme une forme d’écriture qui donnait la parole à des minorités jusque-là dénuées d’existence politique (notamment une certaine frange de la bourgeoisie qui se retrouvera dans la Révolution de 1830), puis dans le monde entier, à la faveur des divers mouvements de libération nationale ;
(iii) l’expressionnisme abstrait américain (Jackson Pollock, par exemple, ou le second Rothko), parce qu’il refusait la politisation de l’œuvre d’art sur son versant figuratif, et prônait une forme renouvelée d’art pour l’art, fut activement diffusé dans le monde par les institutions gouvernementales, dans la mesure où cette abstraction de la représentation était vue à la fois comme une réponse au réalisme artistique soviétique, et comme un équivalent pictural du rapport universaliste au droit que défendait l’Occident libéral contre le communisme.
(iv) la musique dite classique, enfin, en se diffusant dans le monde entier sous la forme privilégiée de la sonate, de la symphonie ou de l’opéra, a contribué à légitimer un rapport à la musique basé sur la rationalisation savante des sons (l’harmonie de la gamme, et le jeu des écarts à cette norme qui fait la musicalité des œuvres traditionnelles jusqu’à Schoenberg au moins), l’organisation protocolaire de la performance musicale ou l’écoute assise et silencieuse,– autant de conditions mises à la jouissance de ces formes qui ont concurrencé les goûts parfois établis pour le rapport corporel aux rythmes et aux timbres (danse, par exemple), ou des manières de faire de la musique qui ne présupposaient pas une hiérarchie des rôles dévolus aux différents instruments, ni leur codification dans une partition.
La mondialisation de la culture, restreinte à la sphère des pratiques artistiques, ne date donc pas du XIXe siècle. Mais il est plausible de considérer qu’elle se déploie depuis lors à une échelle territoriale inédite, englobant dans la circulation des formes jusqu’aux zones les plus reculées du globe, et qu’elle s’adosse à un réseau d’institutions transnationales qui n’ont véritablement émergé qu’au cours du XIXe et, sans doute plus encore, des XXe et XXIe siècles. Surtout, cette mondialisation des formes esthétiques est indissociable de processus à la fois économiques, sociaux et politiques.
Comme ces exemples le suggèrent, notre approche s’attache donc à considérer la pluralité des facteurs qui entrent dans les conditions de circulation transnationale et de réappropriation locale des formes (esthétiques ou non, comme on l’a dit plus haut), et des normes que leur ont associées leurs usages les plus dominants. Elle ne généralise pas à outrance des discours échafaudés à partir d’archives ou d’observations disparates, voire de préjugés plus ou moins tenaces. Elle oriente la discussion vers des cas concrets, rigoureusement documentés, avec ce postulat que de telles études nous font davantage comprendre cette pluralité des logiques à l’œuvre aujourd’hui, que n’importe quel débat de généralistes sur «la» globalisation, considérée comme une entité homogène et évidente.
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