Depuis le début des années 1990, les réflexions sur la mondialisation n’ont cessé de se multiplier, notamment pour les raisons suivantes : (i) la chute du mur de Berlin, la fin des économies communistes et la fin de la confrontation Est/Ouest ont suggéré l’idée d’un monde globalisé, unifié autour et par le marché ; (ii) la multiplication des atteintes à l’environnement et le succès des thèses écologistes ont favorisé l’essor d’une perception commune de l’unité de la planète et de la fragilité de ses équilibres (on parle aujourd’hui du réchauffement de la terre) ; (iii) les années 1990 ont été marquées par l’accentuation des phénomènes économiques d’intégration transnationale à grande échelle, à la fois au niveau financier, commercial et productif.
On assiste donc à des réflexions de plus en plus nombreuses, qui donnent lieu à des débats toujours plus polarisés.
Autour de la question des bienfaits supposés de la mondialisation, d’abord.
En 2002, le rapport de la Banque Mondiale soulignait que la globalisation a permis de réduire la pauvreté dans un grand nombre de pays: «La mondialisation réduit généralement la pauvreté, car des économies plus intégrées ont une croissance plus rapide, et cette croissance est généralement diffusée dans de larges couches de la population » (World Bank, Globalization, Growth and Poverty: Building an inclusive World Economy, Oxford, 2002, p. 1).
Certains économistes se sont montrés plus critiques en soulignant que la mondialisation ne profite qu’à une minorité, et qu’elle a tendance à accentuer les inégalités. Joseph E. Stiglitz, prix Nobel d’économie en 2001 et ancien vice-président et économiste en chef de la Banque mondiale, écrivait ainsi dans son livre La grande désillusion paru en 2002 en traduction française: «[…] à beaucoup d’habitants du monde en développement, la mondialisation n’a pas apporté les bienfaits promis. L’écart entre les riches et les pauvres s’élargit, et il condamne toujours plus d’habitants du tiers monde au pire dénuement, avec moins d’un dollar par jour pour vivre.» Cette augmentation des inégalités est à chercher, selon l’auteur, dans l’attitude des pays développés: «[...] l’Occident a organisé la mise en place de la mondialisation de façon à recevoir une part disproportionnée de ses bénéfices, aux dépens du monde en développement.» (Stiglitz, Jospeh E., La grande désillusion, Paris, 2002, p. 29-31)
Autour de la question de la périodisation de la mondialisation, ensuite, quatre hypothèses prévalent actuellement :
(i) Pour les uns, la mondialisation est un phénomène récent que l’on peut faire remonter aux années 1970-1980. L’intégration économique, politique et culturelle des sociétés à l’échelle mondiale serait une évolution sans précédent.
(ii) Pour d’autres, dont nous sommes, la mondialisation contemporaine est loin d’être une nouveauté. Au cours du XIXe siècle, déjà, elle était repérable dans de nombreux domaines. Rien d’étonnant, donc, au fait que John M. Keynes, l’un des plus grands économistes du XXe siècle, ait pu écrire en 1920 que, durant la période qui avait précédé la Première Guerre mondiale:
«Un habitant de Londres pouvait, en dégustant son thé du matin, commander, par téléphone les produits variés de toute la terre en telle quantité qui lui convenait, et s’attendre à les voir bientôt déposés à sa porte; il pouvait, au même instant, et par les mêmes moyens, risquer son bien dans les ressources naturelles et les nouvelles entreprises de n’importe quelle partie du monde, et prendre part, sans effort ni souci, à leur succès et à leurs avantages espérés; il pouvait décider d’unir la sécurité de sa fortune à la bonne foi des habitants d’une forte cité, d’un continent quelconque, que lui recommandait sa fantaisie ou ses renseignements. Il pouvait, sur le champ, s’il le voulait, s’assurer des moyens confortables et bon marché d’aller dans un pays ou une région quelconque, sans passeport ni aucune autre formalité; il pouvait envoyer son domestique à la banque voisine s’approvisionner d’autant de métal précieux qu’il lui conviendrait. Il pouvait alors partir dans les contrées étrangères, sans rien connaître de leur religion, de leur langue ou de leurs mœurs, portant sur lui de la richesse monnayée. Il se serait considéré comme grandement offensé et aurait été fort surpris du moindre obstacle [...].» (Keynes, Les conséquences économiques de la paix, Paris, 1920, p. 20-21)
Si l’on prend certains indicateurs, représentatifs de l’internationalisation des économies et des sociétés (exportations des marchandises en pourcentage du PIB, stock des investissements directs à l’étranger en pourcentage du PIB ou immigration vers les États-Unis), on constate que, à bien des égards, la fin du XIXe siècle était « plus globalisée » que la fin du XXe siècle.
En somme, la période contemporaine ne marquerait qu’un retour à la situation prévalant à la veille de la Première Guerre mondiale.
(iii) Il arrive également que l’on fasse remonter la mondialisation à la fin du XVe siècle : les découvertes de Christophe Colomb (1492) ont en effet mis en contact les différents continents du monde. Et l’on cite pour preuve de cette mondialisation l’« unification microbienne du monde » qui a vu en moins de 150 ans (1450-1600) un certain nombre de maladies se diffuser indifféremment en Asie, en Europe, et dans plusieurs parties de l’Afrique et des Amériques. Cette « unification microbienne » provoquera entre autres la disparition de 90% de la population amérindienne en un peu plus de 100 ans.
Autre indice avancé à l’appui de cette périodisation : la traite des esclaves, qui atteignit son apogée au XVIIIe siècle et toucha quatre continents (l’Asie avec la traite arabe, l’Afrique, l’Europe et les Amériques).
Il n’a donc pas fallu attendre le XIXe siècle, selon cette hypothèse, pour que se produisent des phénomènes touchant l’ensemble de la planète.
(iv) Il n’est pas rare non plus que l’on fasse remonter la mondialisation plus loin encore dans le passé : l’émergence de phénomènes mondialisés pourrait ainsi, dans cette perspective, être associée à l’époque romaine, à la Grèce antique, voir même aux transformations caractéristiques de l’époque néolithique (la diffusion de l’agriculture, notamment).
Ces deux dernières conceptions de la mondialisation sont, à leur manière, tout à fait convaincantes. L’échelle historique de la longue, voire de la très longue durée, permet en effet de repérer, de décrire et de comprendre des processus dont la temporalité pertinente est de l’ordre du demi-millénaire au moins (que l’on songe aux évolutions des pratiques agricoles, et plus encore aux modifications biologiques de l’espèce sous le coup des évolutions climatiques, épidémiologiques ou alimentaires). Mais cette histoire-là ne sera pas au programme du séminaire, parce qu’elle incite à mettre l’accent sur d’autres facteurs que ceux que nous aimerions discuter, et parce qu’elle suppose l’acquisition de connaissances autres que celles qui seront exigées des étudiants (histoire des techniques préhistoriques, biologie, etc.).